Émeline Sauser _ Refuges

Émeline Sauser _ Refuges

Émeline SAUSER a 26 ans. Après une hypokhâgne et khâgne à Lyon, elle obtient une licence d’histoire à Santiago du Chili. Elle passe ensuite plusieurs années à voyager. En 2023, elle sort diplômée de la formation Photojournalisme et photographie documentaire de l’ÉMI-CFD à Paris.

La photographie lui permet de traiter certaines de ses obsessions comme l’errance, les rêves, la mort, les liens entre les humains et les non-humains, le besoin de consolation et de trouver refuge.

« Ce miracle quotidien me rappelle que, si dégradé que soit le monde,
 si corrompue ou avilie que soit censée être l’humanité, le monde
 ne cesse pas d’être beau. Il ne peut pas s’en empêcher. »

Nick Cave, Foi, espérance et carnage

Refuges est un travail documentaire qui se décline en plusieurs chapitres, autour d’histoires de reconstruction.

Ce que je veux raconter ici, c’est l’après-tempête, le moment où il faut réunir ses forces pour ne pas sombrer. Comment se reconstruit-on ?

Chacune de ces histoires est d’abord le fruit d’une rencontre. Je fais des rencontres en faisant du stop en France, et en errant dans les villes.

Je demande aux gens au hasard des rues s’ils veulent bien me raconter leurs histoires. Parfois, cela devient donc un travail au long-cours, ponctué de visites régulières chez les gens pendant plusieurs mois.

Ce qui unit toutes les histoires individuelles de Refuges, c’est cette énergie qui pousse tous les protagonistes à sortir de leurs histoires violentes pour aller vers la lumière et l’apaisement. Ce travail est une ôde à l’espoir.

Très souvent le refuge c’est les autres, l’amour, les liens.

L’amour tantôt romantique, tantôt familial. Parfois, un regain d’amour-propre.

© Émeline Sauser

Nous nous sommes rencontrés avec Philippe au bar du village, à Lasalle.

La première chose que je vois de lui, c’est son chien. Dans la pénombre tout au fond du bar, monstrueux, au pied du maître, bavant en longs filets sur le carrelage. J’ai abordé Philippe à cause de son visage. Il a fini sa pinte puis il a dit viens à la maison si tu veux.

Dans la voiture je lui avoue que j’ai peur du chien. Il rigole, beaucoup. Il dit y’en a deux autres à la maison, des chiennes de garde, corses, elles seront pas méchantes si t’es avec moi. On arrive sur le chemin qui mène au terrain, déjà les chiennes aboient en courant autour de la voiture.

Philippe est agriculteur.

Élisa, sa fille aînée, est revenue habiter ici près de lui, elle sent que son père vacille. Le tracteur a lâché et les questions d’argent sont de plus en plus pesantes, les prêteurs s’accumulent. Il y a des jours où Philippe se meut dans une cape de silence, le visage fermé, le regard introuvable.

En vérité, on ne se connait pas encore bien. Je ne suis venue les voir que deux fois.

Hier il a dit «mes refuges sont mes filles et mon jardin ».

À partir de cette soirée, Heidie me laisse entrer dans sa vie et photographier la fragilité de cette période où tout est à faire, mais tout menace de s’écrouler :

leur amour naissant et fougueux, le procès de plusieurs mois contre le père de sa fille, le stress de trouver de l’argent, le retrait de permis de Gaëtan, les milliers de kilomètres en voitures dans toute l’Ariège pour aller au travail et en chercher, pour aller voir sa fille le temps d’un week-end ou d’une journée.

Au fil des mois, leur histoire d’amour tient malgré la jalousie, les disputes, l’angoisse de ne pas voir grandir sa fille et l’immense fatigue de ces journées.

Le cerveau d’Heidie bout souvent, elle se lève très tôt pour embaucher à la boulangerie, elle travaille beaucoup et son trouble bipolaire transforme les émotions en cocottes-minute prêtes à exploser. Puis elle pense souvent à sa fille, elle la voit peu. Heidie m’a dit un jour qu’elle se sentait comme une funambule, entre le fil et le vide en permanence.

Ce qui fait refuge, c’est la puissance de l’amour entre Heidie et Gaëtan. Ils sont liés, avec la force des gens persuadés que le monde est contre eux.

© Émeline Sauser

Nous nous sommes rencontrés avec Heidie et Gaëtan, à la fin du mois de septembre, dans une ruelle de Foix. La nuit allait tomber, l’air était doux.

La première fois que je les vois, ils sont enlacés sur un banc, un peu ivres, l’air de flotter dans une espèce de coton qu’on appelle amour ou bonheur.

Leur béatitude saute au visage.

C’est Heidie qui parle, Gaëtan la regarde. Elle raconte comment ils viennent de se sauver, ils se sentent en cavale.

Heidie s’est barrée, comme elle dit, d’une relation destructrice qui a duré plusieurs années. Elle a eu un bébé avec cet homme, une petite fille. Le bébé est resté avec le père, pour l’instant. Son ivresse est aussi une délivrance après des années d’enfermement.

Ce qui a décidé Heidie à partir, c’est Gaëtan, le jeune homme assis en face d’elle, qui la mange des yeux. C’est cette force d’être deux, de ne pas se retrouver seule. Heidie le dit, elle a besoin d’un homme dans sa vie.

Elle raconte comment ils se sont rencontrés : elle faisait ses courses et Gaëtan travaillait au supermarché, coup de foudre immédiat et mutuel.

Puis tout est allé très vite. Ils ont trouvé un mobil-home pas cher dans un camping à une centaine de kilomètres de leur village, pour tout recommencer.

À partir de cette soirée, Heidie me laisse entrer dans sa vie et photographier la fragilité de cette période où tout est à faire, mais tout menace de s’écrouler :

leur amour naissant et fougueux, le procès de plusieurs mois contre le père de sa fille, le stress de trouver de l’argent, le retrait de permis de Gaëtan, les milliers de kilomètres en voitures dans toute l’Ariège pour aller au travail et en chercher, pour aller voir sa fille le temps d’un week-end ou d’une journée.

Au fil des mois, leur histoire d’amour tient malgré la jalousie, les disputes, l’angoisse de ne pas voir grandir sa fille et l’immense fatigue de ces journées.

Le cerveau d’Heidie bout souvent, elle se lève très tôt pour embaucher à la boulangerie, elle travaille beaucoup et son trouble bipolaire transforme les émotions en cocottes-minute prêtes à exploser. Puis elle pense souvent à sa fille, elle la voit peu. Heidie m’a dit un jour qu’elle se sentait comme une funambule, entre le fil et le vide en permanence.

Ce qui fait refuge, c’est la puissance de l’amour entre Heidie et Gaëtan. Ils sont liés, avec la force des gens persuadés que le monde est contre eux.

Texte accompagnant la photo d’entête

Avec la famille Iriberri nous nous sommes rencontrés au lac d’Estaing, dans les Pyrénées.

Héloïse Iriberri est apparue : abritée sous une veste en jean tendue comme un parapluie. Elle était apprêtée d’une longue robe sombre, ses bottes à talons s’enfonçaient dans la terre humide, on a tous tourné la tête, incrédules. Le contraste était drôle : elle comme une fée au milieu de nous, foule boueuse et ruisselante.

Je découvrais l’effet Héloïse.

La mère, Pauline, tondait ses moutons. Elle m’a invitée à venir chez eux, à La Réole, quand la transhumance serait terminée.

Héloïse a été déscolarisée après avoir subi du harcèlement scolaire pendant un an et demi. Suite à cette période, elle a créé un monde imaginaire, fait de glamour et de paillettes, depuis sa caravane qui lui sert de chambre-bulle au milieu de l’exploitation familiale. Ce monde magique est en décalage avec la réalité autour : la vie de ferme, de brebis à traire, de fromage à faire, de cochons à tuer, de mal de dos et de chiots trempés.

Cette année est probablement la dernière année d’Héloïse avant son départ pour Paris. Quelques mois pour trouver un peu de confiance, une année pour définitivement s’en foutre de ce que pensent les voisins, les gens du village, le monde, et puis peut-être s’envoler.

Cette série a été réalisée en huis clos sur le terrain agricole familial.