Philippe GESLIN : Ethnologue, je suis né en France en 1960. Mon métier, l’ethnologie, me permet de bourlinguer en observateur attentif, en acteur inquiet, toujours soucieux de rendre compte avec minutie des liens qui se tissent entre les Hommes et les choses dans des univers contrastés. Des portions de vie partagées, au bout du Monde, en Afrique, en Asie, en Amérique, au Groenland où je partage la vie des derniers chasseurs inuit depuis cinq ans. Des rencontres surtout, au fil de terrains incroyables, aux plaisirs évidents, aux souffrances moches.
J’enseigne en Suisse, à Neuchâtel, une ville au sein de laquelle je dirige un laboratoire de recherches en anthropologie. En parallèle à un parcours académique national et international, ces rencontres m’ont permis d’élaborer une anthropologie spécifique, discrète et reconnue, au plus proche de la réalité sociale. Une anthropologie « impliquée » répondant aux demandes de ceux qui furent jadis et sont encore les objets de nos enquêtes ethnographiques.
La photographie m’accompagne toujours dans ces vies entre deux cultures. Elle est pour moi un véritable mode d’expression littéraire. Exposée simplement ou mise en scène, elle me permet d’atteindre un plus large publique, de rendre compte par le sensible du « fantastique social » cher à Pierre Mac Orlan, avec ses joies, ses inquiétudes et le regard qu’il nous incite à porter sur notre société. Elle me permet enfin de retrouver dans ma pratique cette combinaison subtile qui fait de l’ethnologue un glaneur d’émotions, celles d’autrui façonnées par les siennes propres.
EXPOSITION BARROBJECTIF 2015 : Ceux du grand pouce
Dire la continuité des mondes. Rechercher dans les moindres détails les attitudes intactes du passé. Celles décrites par nos aînés les voyageurs. Celles de nos rêves de gosses. En ethnologue, je sais que cette collecte est vaine ou presque. Et pourtant chacun de mes voyages est un recommencement, un quasi entêtement. Prendre le temps, en vagabond sensible, curieux et exigeant. Déplier les territoires des êtres et des choses, en révéler les coulisses, en suivre les méandres, en restituer le sensible et l’anodin. Dans ces contrées lointaines, c’est dans l’imperceptible et le ténu qu’on saisit l’univers. Mon appareil photographique en carnet d’aquarelle plus qu’en carnet de note. Elle permet la caresse et le chevauchement, à la touche de lumière, avec cette palette étrange réduite au noir et blanc pour dire l’inquiétude. J’aime l’effort d’exploration, le temps de pause qu’elle demande à ceux qui la regardent. Un regard au plus proche de celui que je vis sur mes terrains comme ici, au cœur du Groenland, aux confluences des baies de Melville et de Baffin.
« Ceux du grand pouce », c’est ainsi qu’ils se nomment, sont les derniers chasseurs inuit. Ils vivent encore au rythme des saisons, de la banquise et de la mer, des tempêtes et du froid. Extrêmes. Ils guettent la présence des phoques, celle, plus rare, des bancs de bélougas à la peau claire. Sur la banquise, les chiens, presque des loups, attendent l’hypothétique départ pour la chasse. Attentes. Tout semble en suspens pour ces peuples du nord. Quotidiens malmenés. Dans cet univers minéral, on se résigne, aux coups de boutoir du pétrole, des quotas et des mines. Ruptures. Ils font gueuler plus fort l’esthétique du pôle.